Ce qui reste tout de même inscrit dans notre culture, c'est le désir mimétique de René Girard et surtout la littérature chargée de décrire ce que le concept rate des situations interpersonnelles en les figeant dans leurs positions. C'est d'ailleurs de la littérature que René Girard est parti avec "Mensonge romantique et vérité romanesque" constat de la stupéfiante opposition entre la dure réalité et son idéalisation, entre la vérité romanesque, qui est celle de l'échec amoureux, et le mensonge romantique qui voudrait nous faire croire à l'amour éternel, pur et sincère. On sait que les romans à l'eau de rose d'Harlequin sont tout ce qu'il y a de plus fabriqués, ce n'est pas de la littérature justement, mais il ne suffit pas de s'arrêter comme René Girard à la jalousie ni au désir mimétique dans une sorte de marché concurrentiel généralisé. Il ne s'agit pas d'imitation, ni d'une simple rivalité, c'est un peu plus compliqué, de l'ordre de la signification du désir de l'Autre. C'est la nature du désir comme désir de l'Autre qu'il faudrait comprendre, désir excentrique qui n'est pas l'expression des besoins ni le développement de notre nature. Malgré ou à cause de nos liens d'amour et d'amitié, ce sont les autres qui nous font souffrir et nous font tellement désirer d'être un Autre !

La plupart des philosophes et la totalité de idéologies politiques ont du désir humain une conception on ne peut plus simpliste, de l'homo economicus aux socialistes, écologistes, libertaires, etc. Tout au plus admet-on que ce désir puisse être perverti et détourné de son but quand on ne pense pas qu'il a besoin d'être (ré)éduqué et réprimé. La critique se croit audacieuse à dénoncer une publicité qui sert de leurre pour nos pulsions animales, nous engageant à retrouver un désir authentique, libéré de toute contrainte ou désir de domination, mais se croyant obligé, tout comme une vulgaire réclame, de nous promettre une jouissance enfin satisfaisante cette fois et qui ne se dérobe pas. On peut critiquer des marchandises inutiles, cela ne peut remettre en cause la structure du désir s'il n'y a pas de désir "naturel" réduit à la mécanique des instincts mais que le désir est plutôt causé par l'émotion de nos relations sociales et qu'il se renforce paradoxalement de ses contrariétés, pris dans une récursivité qui n'a plus rien de naturel.

Pour Hegel, la dialectique des désirs (du maître et de l'esclave) est déjà conflictuelle, résultant de la conscience de l'existence d'autres consciences dont on veut être reconnu comme conscience et liberté, au risque de sa vie biologique. Ce n'est cependant qu'une reconstruction abstraite d'un désir de reconnaissance bien réel pourtant mais qui s'ancre plutôt dans le narcissisme. Le narcissisme illustre bien tous les paradoxes du désir comme désir de l'Autre, de ce qui me fait me voir comme un Autre, avec les yeux de l'Autre. Si le regard était dans la tombe et regardait Caïn, c'est que c'était son propre regard qui le jugeait, sa propre conscience, et que c'est même pour cela qu'il y a de l'inconscient, parce qu'on se la joue, qu'on frime, qu'on tente de se persuader qu'on est quelqu'un de bien, à ses propres yeux, ou qu'on culpabilise et se complaise dans l'univers morbide de la faute, on se regarde de l'extérieur, on juge sur les apparences plus qu'on n'exprime notre intériorité.

Freud a introduit le narcissisme juste avant la seconde topique qui rend compte de cet idéal du moi qui scinde le conscient et l'inconscient, le moi et le surmoi qu'on peut considérer comme une sorte d'incorporation du désir de l'Autre plus que de son autorité et dont il n'y a aucun sens à vouloir sortir, pas plus que du désir de reconnaissance, même s'il faudrait le rendre un peu moins tyrannique, question d'éthique du désir non pas de morale. A rebours de ce qu'on s'imagine, le surmoi est bien ce qui fait de la jouissance un devoir insatiable, d'autant plus à l'interdire ! Le piège, en effet, c'est de croire que ce devoir de jouissance nous serait naturel, animal, tout comme l'égoïsme présumé par la concurrence et qu'on est fâché de ne pas retrouver chez les fourmis, alors qu'il est en son fond désir de l'Autre, non pas tant pulsion interne que Loi commune inflexible qui nous poursuit de ses reproches et moqueries assassines.

Je m'affirme être un homme, de peur d'être convaincu par les hommes de n'être pas un homme.

Mouvement qui donne la forme logique de toute assimilation "humaine", en tant précisément qu'elle se pose comme assimilatrice d'une barbarie... (Le temps logique et l'assertion de certitude anticipée, 1945)

On était déjà très loin de Nietzsche ou Wilhelm Reich mais Lacan va encore radicaliser cette dialectique du désir qui s'ancre dans un narcissisme primaire, celui du stade du miroir où la conscience du corps passe par le regard de l'Autre qui me constitue en sujet. Ensuite, "le temps logique", "manifeste combien la vérité pour tous dépend de la rigueur de chacun, et même que la vérité, à être atteinte seulement par les uns, peut engendrer, sinon confirmer, l'erreur chez les autres". Le désir de reconnaissance est entraîné sur le terrain de la vérité et du mensonge par le langage qui est tout sauf un média neutre, transformant profondément le désir pulsionnel en demande d'amour et renvoyant les interlocuteurs au tiers comme arbitre, Autre supposé garant de la vérité dont le mensonge se réclame. Après "le champ de la parole et du langage", c'est ce qui noue le désir à la Loi que va aborder "Kant avec Sade", étape essentielle où l'interdit exaspère un désir qui n'est plus confronté à une satisfaction immédiate plus ou moins décevante mais trouve à fixer un sens sur l'absence de l'Autre. Ainsi, une morale universelle trop logique se révèle aussi perverse dans son formalisme que les mises en scène fantasmatiques de Sade, tout comme la folie se manifeste habituellement comme un excès de certitude et de logique. La leçon, fatale à tous les moralismes, c'est que plus le surmoi sera renforcé, plus la loi morale sera inflexible, et plus le surmoi sera insatiable, toujours pris en faute.

"Si j'ai dit que l'inconscient est le discours de l'Autre avec un grand A, c'est pour indiquer l'au-delà où se noue la reconnaissance du désir au désir de reconnaissance. Autrement dit cet autre est l'Autre qu'invoque même mon mensonge pour garant de la vérité dans laquelle il subsiste. A quoi s'observe que c'est avec l'apparition du langage qu'émerge la dimension de la vérité". L'instance de la lettre dans l'inconscient, p524

"C'est ainsi que le désir n'est ni l'appétit de la satisfaction, ni la demande d'amour, mais la différence qui résulte de la soustraction du premier à la seconde," Signification du phallus, p691.

De toute façon, l'homme ne peut viser à être entier (à la "personnalité totale", autre prémisse où se dévie la psychothérapie moderne). Signification du phallus, p692

"A la base de chaque être, il existe un principe d'insuffisance" (Georges Bataille, Principe d'incomplétude), en particulier du fait qu'on parle et qu'on est sexué, ce qui pourrait être la même chose en tant que désir de l'Autre. Le désir comme désir de l'Autre sexe va trouver son représentant imaginaire avec le phallus, signifiant du manque à combler, où il s'agit d'être le phallus plutôt que de l'avoir, être l'objet du désir de l'Autre et en éprouver le pouvoir. Le complexe d'Oedipe illustre la structure ternaire de la signification du désir où l'interdit de l'inceste désigne la Mère comme le fruit défendu d'autant plus désiré, où le désir de la Mère est identifié au phallus du Père (à quelque supériorité qu'elle est supposée aimer en lui), où le désir d'amour enfin, comme désir du désir de la Mère, voudra le lui dérober pour, comme on dit, "tuer le Père". Cette structure s'applique à toute autre situation de rivalité, sans se réduire à un simple désir mimétique, mais l'objet y est bien l'inessentiel qui découvre sa vacuité dès qu'on le possède, le drapeau saisi à l'ennemi n'étant finalement qu'un bout de chiffon. Nous courons après l'objet du désir comme après des bulles de savon qui nous éclatent dans les mains, comme on peut courir après l'objet qui manque à notre collection sans pouvoir la compléter jamais pourtant, car ce n'est pas l'objet qu'on vise mais le désir de l'Autre. En déduire que les choses s'arrangeraient mieux si on avait "moins de biens, plus de liens" paraît bien aventureux au regard de ce dont témoigne l'opéra qui met en scène ce jeu de dupes de l'amour : "si tu ne m'aimes pas, je t'aime, si je t'aime, prend garde à toi !".

C'est enfin, à partir du mot d'esprit, que Lacan aboutit à "subversion du sujet et dialectique du désir" (p793-827), aboutissement des Ecrits, où il tente de rendre compte du circuit du désir, qu'on retrouve dans l'hystérie aussi bien que dans le transfert, aux 2 niveaux de l'énoncé et de l'énonciation, du manifeste et de l'inter-dit. Le schéma qui illustre l'article représente le "point de capiton" où le sens se constitue à la fin de la phrase par rétroaction, rebouclage sur son début, à un premier niveau, celui du contenu de la phrase, en même temps qu'à un autre niveau l'énonciation signifie son désir sous-jacent, son intentionalité, au-delà de l'énoncé lui-même (on en dit toujours plus qu'on ne croit). Le désir est une métonymie (p528), désignant le manque à être de celui qui parle, la question de ce qu'il me veut (Che vuoi ?). Si le désir est la métonymie du manque à être, le Moi est la métonymie du désir (p640). Lorsque Lacan affirme que "c'est de l'Autre que le sujet reçoit même le message qu'il émet" (p807), c'est que son effet sur l'interlocuteur décide après-coup de l'intention préalable du sujet, et même de son être, comme dire "tu es ma femme" décide qu'il est son homme ! Je dois dire que lorsque j'étais encore lycéen, j'étais fasciné par ce message qui nous vient de l'Autre sous une forme inversée, allant imaginer je ne sais quelle télépathie pour télécommander nos propres paroles alors qu'il s'agit simplement qu'on se découvre à soi-même à mesure qu'on parle aux autres et qu'ils nous assignent à notre place, nous donnent un nom et nous désirent, ou non...

Effet de rétroversion par quoi le sujet à chaque étape devient ce qu'il était d'avant et ne s'annonce : il aura été, - qu'au futur antérieur. p808

Dans cette reconstruction de soi après-coup la méconnaissance et le mensonge ont une place essentielle pour nous conformer à notre image, de même que la Loi laisse une grande place à la transgression qu'elle constitue comme telle ("c'est la loi qui me rend pêcheur" dit Paul) au point que le désir n'ait souvent pas d'autre raison que l'interdit qui désigne son objet. C'est la conséquence logique de l'absence de garanti (pas d'Autre de l'Autre), c'est-à-dire de l'inexistence de Dieu, mais surtout du fait qu'il n'y a pas de métalangage ou, si l'on veut, qu'il n'y a pas de sens de l'existence donné d'avance. C'est selon la même logique que le fantasme va se structurer autour des trous du corps, des objets qui nous mettent en rapport avec l'Autre, avec son manque (voix, regard). Bien qu'elle soit effective, la jouissance transgressive doit être tempérée par le fait que la castration fonde le désir sur la perte, le sacrifice, l'interdit, la séparation.

Ce à quoi il faut se tenir, c'est que la jouissance est interdite à qui parle comme tel, ou encore qu'elle ne puisse être dite qu'entre les lignes pour quiconque est sujet de la Loi, puisque la Loi se fonde de cette interdiction même. p821

La castration veut dire qu'il faut que la jouissance soit refusée pour qu'elle puisse être atteinte sur l'échelle renversée de la Loi du désir. p827

Mais Freud nous révèle que c'est grâce au Nom-du-Père que l'homme ne reste pas attaché au service sexuel de la mère, que l'agression contre le Père est au principe de la Loi et que la Loi est au service du désir qu'elle institue par l'interdiction de l'inceste.

Car l'inconscient montre que le désir est accroché à l'interdit, que la crise de l'Oedipe est déterminante pour la maturation sexuelle elle-même.

Le psychologue a aussitôt détourné cette découverte à contre-sens pour en tirer une morale de la gratification maternelle, une psychothérapie qui infantilise l'adulte, sans que l'enfant en soit mieux reconnu.

C'est donc plutôt l'assomption de la castration qui crée le manque dont s'institue le désir. Le désir est désir de désir, désir de l'Autre, avons-nous dit, soit soumis à la Loi. Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste, p852

Lacan ne s'est pas arrêté là, explorant la grammaire de la sexuation, du rapport à l'Autre et au Tout, notamment dans la sexualité féminine, mais aussi en démontant la structure des discours qui nous déterminent (discours du Maître, de l'Hystérique, de l'Université, de l'analyste) puis les noeuds du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire (RSI) avec l'objet a central, dialectique ternaire recouverte par le symptôme véritable fétichisation de la réalité psychique dans une identité figée. Citer la suite a l'intérêt de montrer qu'on ne peut épuiser le sujet. Il y aurait encore tant à dire, il ne faudrait pas s'imaginer que c'est le dernier mot de l'histoire, que ce serait le tout du désir et qu'on pourrait en tirer des préceptes positifs pour notre épanouissement, comme osent le faire certains psychanalystes, alors que les enseignements qu'on peut en tirer sont plutôt négatifs, limites mises à la maîtrise de nos désirs comme à ce qu'on peut espérer de leur réalisation. Il n'empêche qu'il serait bien utile de s'arrêter un peu plus sur la détermination du désir comme désir de désir et désir de l'Autre, au fait qu'on est parlé plus qu'on ne parle, qu'on parle de nous parce qu'on parle et qu'on se raconte des histoires...

Il y aurait un intérêt certain à réintroduire Hegel et Lacan en politique pour sortir des illusions de la morale (y compris celle de Nietzsche) au profit d'une éthique du désir qu'on peut certes trouver réactionnaire de simplement tenir compte de ses contradictions et ne pas surestimer notre pouvoir de domestication d'un désir qui se joue de nous. On voudrait le dresser, le conformer à nos valeurs si ce n'est à nos contrats, on ne fait qu'en renforcer le surmoi qui ordonne la jouissance par l'interdit même. Ce qui est fustigé par quelques fanatiques comme un manque de détermination révolutionnaire est la nécessaire résistance à la normalisation, au renforcement des contraintes sociales et du moralisme ambiant. Il est vital de comprendre pourquoi on ne peut forger un homme nouveau idéal (ni abolir la prostitution ni la drogue, notamment, comme on s'y obstine en vain mais à un coût humain exorbitant au lieu d'en réduire les risques).

Dire qu'il y a une limite à ce qu'on peut faire ou obtenir, n'est pas prétendre qu'il ne faudrait rien faire mais se donner des objectifs réalisables. Ce n'est pas non plus devoir se limiter à un simple réformisme mais l'extrémisme ne mène à rien qu'à s'auto-admirer de sa propre audace car ni le narcissisme, ni la compétition des désirs, ni la domination n'épargnent les milieux qui se disent révolutionnaires. Il ne faut pas se cacher qu'il y a incontestablement un usage de Lacan qui peut servir les conservatismes les plus ringards, on le voit trop souvent, ce n'est pas une raison pour refouler ce qu'il met au jour.

Notamment, on peut trouver déplacé de ne pas devoir toujours donner raison à la plainte par principe maintenant qu'on sait comme conforter la plainte peut renforcer inutilement la souffrance par la confirmation d'une jouissance dont on serait exclu, renforcement d'une injonction de jouissance surmoïque sans issue. Aucune raison là d'assommer les pauvres pour leur bien, comme le voulait Baudelaire, ni de délaisser les luttes sociales pour la réduction des inégalités mais sur d'autres plans il y a une autre stratégie possible du fait que le désir est désir de l'Autre. C'est ce que Lacan impute au saint dans Télévision, saint qui ne fait pas la charité dit-il, mais "décharite" plutôt en se dépouillant de la jouissance supposée. C'est la stratégie de la simplicité volontaire, que je pratique d'une certaine façon bien que je la critique fortement en tant que moralisme et stratégie individuelle, et qui consiste simplement à prêcher d'exemple dans la critique des jouissances publicitaires mais aussi dans l'aveu de son propre manque (il ne s'agit pas de prétendre à une jouissance supérieure, tout est là, ni à une "joie de vivre" imbécile).

Le péché originel, c'est de prétendre à plus qu'on est, c'est la déception originaire de ne pas être à la hauteur de nos rêves. Il n'y a aucune culpabilité, aucune indignité qui puisse nous toucher si nous n'avions une haute idée de nous-mêmes, désir de reconnaissance par les autres, pur désir de désir mais inutile de vouloir s'en délivrer car c'est encore pire si le manque vient à manquer, impossible de vivre sans désir, sans amour, sans illusions. Aucune révolution ni retour à la nature ne produira une meilleure harmonie des désirs mais seulement une réduction des inégalités et une meilleure qualité de vie peut-être, sans pouvoir jamais prétendre être satisfaisante pour autant, sans jamais éteindre la question de l'existence et du désir de l'Autre, questions auxquelles il faudra toujours donner réponse, jour après jour.

Je suis à la place d'où se vocifère que "l'univers est un défaut dans la pureté du Non-Etre".

Et ceci non sans raison, car à se garder, cette place fait languir l'Etre lui-même. Elle s'appelle la Jouissance, et c'est elle dont le défaut rendrait vain l'univers.

En ai-je donc la charge ? - Oui sans doute. Cette jouissance dont le manque fait l'Autre inconsistant, est-elle donc la mienne ? L'expérience prouve qu'elle m'est ordinairement interdite, et ceci non pas seulement, comme les croiraient les imbéciles, par un mauvais arrangement de la société, mais je dirais par la faute de l'Autre s'il existait : l'Autre n'existant pas, il ne me reste qu'à prendre la faute sur Je, c'est-à-dire à croire à ce à quoi l'expérience nous conduit tous, Freud en tête : au péché originel. p819-820